Posted: 30 Jun 2012 01:27 AM PDT
Par Manuel De Diéguez
"Aucune difficulté ne saurait trouver sa solution à partir de la façon de penser qui y a conduit."Albert Einstein1 – Les Germains et les Latins
2 - Les malheurs de Siegfried
3 – L’Europe de la honte politique
4 – En quoi l’ignorant " se " trompe-t-il?
5 – La révolution des problématiques
6 – Les Brêmois et les Grecs
7 – Le Platon de Talleyrand
8 – Platon et Freud
9 – La géopolitique en culottes courtes
10 – Le machiavel de la Liberté
11 – Une civilisation de la vérité*
L’heure est proche où la question de l’avenir de
l’euro et de l’Europe va sonner au clocher de l’histoire d’une
civilisation. Alors, la vérité la plus ancienne et la plus évidente se
rappellera aux historiens et aux penseurs politiques enfin réconciliés.
Car la séparation de nature entre les Germains et les Latins remonte au
massacre des légions de Varus. Le premier, Tacite a opposé l’esprit de
discipline et le civisme des guerriers d’outre-Rhin au naufrage des
mœurs politiques des Romains et au relâchement des légions. Puis,
l’empire romain germanique a tenu à bout de bras une Rome fatiguée des
oies du Capitole.
Mais déjà l’humanité avait démonté l’incapacité
viscérale des civilisations de conjuguer la vaillance et la simplicité
de l’esprit public avec le progrès des sciences, des Lettres et des
arts: après une gigantesque tentative de redressement de l’éthique du
monde, le christianisme tardif a laissé un clergé gros et gras se
vautrer dans les délices de Capoue; et l’on a vu une sainteté pompeuse
et couronnée des lauriers du luxe impérial conduire à la ruine la
première civilisation de la pensée critique que le monde ait connue,
tellement le génie est solitaire par nature et tellement les églises
haïssent le génie s’il ne chante pas dans le chœur. Puis le siècle de
Louis XIV a paru marier un instant l’héritage individualiste des Lettres
ancienne retrouvées et des sciences exactes ressuscitées; mais, dès le
XIXe siècle, l’Allemagne a tenté de retrouver son hégémonie d’héritière
des aigles romaines. La victoire de 1870 de Bismarck sur la France a été
suivie de la guerre de 1914 à 1918, puis, vingt ans seulement plus
tard, du sursaut titanesque des Germains qui les a conduits de Moscou à
Tobrouk, de Paris à Athènes et de Narwick à l’île de Crète.
Mais, cette fois-ci, l’alliance des Etats-Unis, de
l’Angleterre et du Vieux Continent n’a sauvé la civilisation latine
qu’au prix de sa vassalisation sous le sceptre et le joug anglo-saxons.
Depuis lors, l’Allemagne sait que si, près d’un demi siècle après le
Général de Gaulle, elle chassait à son tour les deux cents garnisons du
Nouveau Monde qui se sont incrustées à jamais sur son territoire et si
elle poussait l’audace jusqu’à montrer sa route à la démocratie mondiale
au Moyen Orient, elle dresserait le monde entier contre le débarquement
effronté et intempestif de Siegfried surla scène internationale. Elle
se trouve donc réduite, momentanément ou pour toujours, à réhabiliter sa
glorieuse renommée de peuple sobre, travailleur et vertueux.
C’est pourquoi, comme au siècle de Tacite, on la voit
serrer la haire avec la discipline et persévérer dans le chaste refus
de ses ancêtres de cultiver les Lettres et des arts – il lui faut
consacrer toute son énergie, pense-t-elle, à retrouver, une fois encore,
l’éthique native et fruste des Germains. J’ai souligné à plusieurs
reprises sur ce site qu’un peuple qui déserte le vocabulaire de sa
propre langue et qui la livre à l’abandon au point de rayer purement et
simplement de ses dictionnaires les mots de tous les jours d’une nation
vieille de deux millénaires – on ne parle plus qu’un salmigondis
franco-allemand en Germanie – qu’un tel peuple, dis-je, démontre son
incapacité de féconder sur le long terme le destin civilisateur de ses
écrivains et de ses penseurs, comme Goethe le soulignait déjà avec
vigueur.
Le raidissement des descendants d’Arioviste, qui
entendent conjurer la débâcle économique et politique des Latins, nous
ramène à Tacite, à cette nuance près, mais de taille, qu’entre temps le
capitalisme s’est rué, soixante-dix ans durant, dans l’évangélisation
d’une planète à l’écoute d’une utopie économique messianisée, à cette
nuance près, mais de taille, que la victoire des démocraties sur le ciel
des marxistes a conduit le capitalisme à un excès de rutilance, de
pompe et d’étalage de ses chamarrures à faire pâlir d’envie les Romains
riches de vingt mille têtes de bétail sous Tibère, Claude ou Néron; à
cette différence près, mais de taille, que ce sont des Etats- vassaux
qui tentent désespérément et in extremis de mettre un peu d’ordre
dans leurs finances et leur système bancaire; à cette différence près,
mais de taille, qu’une civilisation en retrait de la politique mondiale
n’a plus de comptes à rendre au dieu Chronos et que le sauvetage de
l’euro des caissiers lourdement assis derrière leurs guichets jette
l’Europe entière dans l’arène de la honte.
Du coup, l’examen des fondements de la science
historique et l’étude des méthodes de la pensée rationnelle se placent
au cœur d’une anthropologie philosophique et critique. Il est évident
que les peuples latins vont tenter, mais bien inutilement, de se
coaliser afin de retarder la banqueroute d’une Europe au petit pied et
réduite à une gestion précautionneuse de leurs affaires, il est évident
qu’ils le feront sans changer de bésicles et de fauteuil, il est évident
qu’aucune vision du destin d’une civilisation enrubannée de songes ne
guidera leurs pas chancelants, il est évident que les démocraties ne
disposent ni des institutions sévères, ni du mode de sélection drastique
de leurs dirigeants de haut rang qui permettraient au Vieux Continent
de marcher d’un pas ferme en direction de l’Asie montante. Raison de
plus de fourbir, dans l’ombre propice des crépuscules, les armes d’estoc
et de taille de la raison politique de demain. Les décadences
permettent d’élargir l’horizon de la pensée, l’approche de la mort ouvre
le champ d’une réflexion plus vaste, l’agonie de la grandeur donne une
autre ampleur et un autre espace aux ultimes sursauts de la pensée
philosophique.
Le texte qui suit commence par une modeste analyse
anthropologique de la notion de problématique, donc de plateforme et
d’échiquier de la raison politique régénérée avec laquelle l’Europe
vassalisée a pris secrètement rendez-vous.
En politique, l’ignorance n’est pas celle qui entrave
la pratique d’un ouvrier peu entraîné au maniement de son outillage,
mais celle qui méconnaît à ce point sa propre nature qu’elle affiche
spontanément et sans examen un savoir sûr de son pas, mais qui s’est
trompé de terrain. Le pacte que l’ignorance de ce type conclut avec les
certitudes les plus effrontément affichées exprime une alliance
tellement trompeuse de la connaissance avec les signifiants censés
téléguider a priori l’expérience qu’il est non seulement impossible de
fixer des rendez-vous séparés aux faux jumeaux de l’action, mais que la
maîtrise illusoire qu’affiche l’ignorance effrontée et censée "réussir"
prend toujours et nécessairement l’avantage sur le savoir véritable;
apprenez, les enfants, que l’erreur va son chemin le plus naturellement
du monde, que l’erreur masquée et bien déguisée ne se gêne pas pour un
sou de se parer des traits de la vérité, tellement elle croit sortir
bien moulée des creusets du bon sens et de l’évidence.
Mais si l’expérience se proclame éclairée d’avance
par les "lumières naturelles" censées la revêtir et dont elle se vante
de porter allègrement la découpe, quelle gêneuse qu’une philosophie qui
éteindra ce flambeau! Car cette soupçonneuse fait remarquer aux simples
opérateurs combien il n’est de nul profit à l’erreur de se heurter à
quelque obstacle, tellement le banc d’essai du vrai et du faux n’est pas
l’établi du praticien: la vérité est toujours un signifiant, les
signifiants se trouvent toujours préfabriqués dans les têtes qui croient
les "vérifier" en tant que tels, les signes renvoient toujours aux
constructeurs de l’entendement, les signes sont toujours des signaux
pointés en direction du code qui les éclaire.
Il ne suffit nullement à l’ignorance qu’elle
s’avoue "trompée" si elle s’imagine seulement s’être égarée un instant
en chemin, de sorte qu’elle se contenterait de retrouver ses prébendes –
donc de remettre la main sur les bons de caisse qu’elle aurait perdus
de vue par accident ou par malencontre. Car il se trouve que la vérité
ne dénonce pas une erreur d’itinéraire, elle avertit l’ignorant qu’il
lui faudra trouver le territoire qui placera la question sur un autre
parcours, qu’il lui faudra entrer dans une signalétique de la question
telle que des signes de la vérité recherchée mettront l’ignorant sur la route d’une réflexion sur les arcanes anthropologiques de la notion de signification,
il lui faudra s’initier à d’autres coordonnées de l’interprétation
rationnelle, il lui faudra changer de type même de raisonnements et
d’assise du jugement, il lui faudra se donner une autre problématique et
un autre échiquier du "profitable", il lui faudra armer son encéphale
d’autres règles du jeu, il lui faudra se transporter sur une planète de
la méthode dont les paramètres, les jalons et le balisage feront la
nique aux topographes et aux analystes de la logique payante
d’autrefois. Il en est dans l’ordre politique comme dans la science:
l’Europe est à la recherche de l’assiette cérébrale qui la placera sur
les chemins d’une autre problématique, qui seule permettra à un réseau
de signifiants nouveaux de substituer leur cohérence interne et
leurs référents à une scolastique de l’histoire des démocraties. C’est
cela qu’Einstein tente en vain d’expliquer à Bergson: si le temps, lui
dit-il, est une matière inconnue, mais malléable et dont les paramètres
varient avec la lumière qui la transporte, comment la physique de
l’univers démontrerait-elle ou réfuterait-elle des signifiants humains?
Certes, Einstein n’avait pas vocation de conduire la
politique à la profondeur d’une connaissance anthropologique des rouages
et des ressorts de l’histoire. Il disait que Dieu ne joue pas aux dés.
Non seulement les physiciens prennent leurs équations pour des réponses,
mais ils s’imaginent que les chiffres seraient l’alphabet secret de
l’univers. Ils ne se disent pas que les ressorts psychiques qui
faisaient qualifier d’aspirantes les pompes censées faire monter
l’eau dans les puits – mais pourquoi seulement à une certaine hauteur? –
n’ont pu se trouver démasqués comme mythiques que par un Pascal décidé à
changer la plateforme mentale qui servait d’assise expérimentale à la
physique du "vide" et du "plein" de son temps. Mais pour cela, il lui a
fallu supprimer purement et simplement la notion magique d’
"aspiration", qui n’était qu’une sécrétion cérébrale inconsciemment
greffée sur le concept religieux d’inspiration. De même, pour
comprendre pourquoi la vérité ou la fausseté d’une politique ne se
pèsent pas sur la balance d’une expérience qui servirait de pompe
aspirante à la raison, il faut se mettre à l’écoute d’un démontage
anthropologique des signifiants ensorcelés que notre espèce projette
sans relâche tantôt sur les comportements constants de la matière,
tantôt sur le train traditionnel de l’histoire. Alors, nous apprendrons à
décrypter l’histoire cérébrale du simianthrope européen à l’aide d’une
balance de la politique sur les plateaux de laquelle nos découvertes se
nourriront de l’observation de l’encéphale olfactif de notre espèce.
Comment une aiguille nouvelle se déplacera-t-elle sur le cadran d’une
Europe à inventer.
Il est un musée des crânes du Vieux Monde où l’on
voit les prétentions de la cécité politique d’une civilisation emprunter
les vêtements de la vérité pratique du moment et ne pas craindre de
présenter pour preuve imaginaire de la justesse de ses dires l’apparat
même de l’ignorance qui la trompe: pour expliquer à ses partenaires le
danger de prêter de l’argent à la Grèce, Mme Merkel leur expose
l’exemple de la ville-Etat de Brême. Cette brillante cité hanséatique,
raconte-t-elle, s’était endettée jusqu’au cou – elle n’a été sauvée de
la banqueroute que par l’intervention des autres Länder. Mais pourquoi
ces apôtres au grand cœur se sont-ils hâtés de remplir derechef et à ras
bords les caisses de la gaspilleuse?
Et pourtant, loin de se repentir, la malheureuse
s’est hâtée de les vider de nouveau. Conclusion de la chancelière:
jamais une débitrice confiante en l’escarcelle de ses créanciers ne se
mettra en quatre afin de tenter de les guérir et à son propre détriment,
du vice de vider leur gousset. L’expérience, dit-elle, a démontré que
les banquiers se laissent fasciner en retour par l’éclat de leurs prêts
évangéliques à de somptueuses courtisanes. Les prodigues enfantent à la
pelle des dévots ardents à les gâter, ajoute la dame de fer. Et
pourtant, l’expérience a également démontré que les Brêmois endettés
sont d’honnêtes débiteurs.
Une fille de pasteur comme Mme Merkel pourrait
s’exercer à la charité de replacer sans relâche le joyau brêmois dans
l’écrin de la probité allemande. Comment ne convertirait-elle pas ce
bijou à se parer des vertus des Germains dont Jules César souligne le
réalisme? Ils n’adorent, écrit-il, que des dieux réels et visibles, tels
que le soleil et la lune, tandis que, des autres divinités adorées de
tout le monde, telles Mars ou Mercure, ils n’en ont même pas entendu
parler. En revanche, il n’existe aucune chance raisonnable d’obtenir un
résultat aussi heureux avec les Grecs d’aujourd’hui, et cela non point
en raison de leur mauvaise volonté ou de la nature vicieuse dont ils se
trouveraient affligés de naissance, mais, plus simplement, parce que le
Dieu actuel, s’il existait davantage que ses prédécesseurs gaulois ou
germains, renoncerait bien vite à changer l’âme et l’esprit des nations
par la seule magie de ses saintes Ecritures.
L’ignorance de Mme Merkel ne se situe donc nullement
sur l’échiquier de la psychologie pieusement expérimentale dont la
démocratie chrétienne nourrit ses autels, mais sur la plateforme d’une
méconnaissance abyssale de la problématique et de la signalétique qui
servent d’assise à la psychobiologie si diverse des peuples et des
nations. Beaucoup d’Allemands appellent la Chancelière la schwäbische
Hausfrau – la ménagère souabe – sans doute parce que, dans sa première
jeunesse, elle s’était initiée à la physique quantique, ce qui l’a sans
doute conduite à substituer sans autre examen les trivialités de la
mathématique économique tridimensionnelle d’aujourd’hui à celle de la
relativité einsteinienne qui régit le cosmos. Où aurait-elle pris le
temps de lire L’analyse spectrale de l’Europe du comte de Keyserling (1880-1946) , les ouvrages de Salvador de Madariaga (1886-1978) ou de José Ortega y Gasset (1883-1955) sur la France et sur l’Espagne, L’Histoire de la littérature anglaise en cinq volumes de Hippolyte Taine (1828-1893), la Démocratie en Amérique de Tocqueville (1805-1859) ou les réflexions du baron de Grimm (1723-1807) dans ses lettres en dix-huit volumes à Frédéric II?
Quel sera le champ nouveau qu’ouvrira à la pensée
politique de demain la connaissance anthropologique de la psychobiologie
des peuples et des nations? Un siècle et demi après Darwin, nous
disposons d’un premier regard sur la hauteur à laquelle la pompe
aspirante de l’évolution des espèces est réputée faire monter la
réflexion sur la nature de notre encéphale. Certes, le puits du verbe comprendre
demeure sans fond, mais notre regard, dispose maintenant de leviers
miraculés – nos institutions économiques communes, notre discipline
monétaire partagée, notre contrôle direct et impérieux de
l’administration civile des Etats, notre fiscalité souveraine et
centralisée, notre surveillance contraignante du budget de tous les
peuples de l’Europe. Plaçons donc sur orbite une chimère allemande de ce
calibre et demandons-nous si notre idée d’unifier la politique d’un
continent polyglotte et polyconfessionnel est d’une puissance comparable
à l’attraction que le vide exerçait sur la physique du Père Noël.
Car la maintenance des fondements psychogénétiques
erronés de la politique dont s’aveugle la classe dirigeante de la
planète nous ramène à l’analyse des égarements du vocabulaire des uns et
des autres. Que nous enseigne la balance à peser la prétention
politique originelle du simianthrope de connaître le monde et lui-même
par le relais de ses yeux et de ses oreilles ? Ce vocable nous renvoie
au latin praetendere, tendre devant soi le tissu du leurre et de
l’erreur sur un monde pourtant dûment observé et minutieusement décrit
en tant que tel, mais censé tenir un discours évidentiel aux oreilles
des détoisonnés que vous savez.
Si Alain Rey, le découvreur de génie des "mots à découvert" (À mots découverts – Chroniques au fil de l’actualité,
Robert Laffont, 2007) avait mis les mots latins autant à nu que ceux de
la langue française, ce prospecteur de la philologie politique et de la
pesée existentielle de la parole simio humaine aurait soumis la
géopolitique à une radiographie simianthropologique. Car le latin dit: togam praetendere oculis, se couvrir les yeux de sa toge, se cacher le visage. Mais praetendere signifie égalementprétexter au sens d’alléguer une prétendue difficulté afin de se dérober hypocritement au spectacle de la vérité toute nue. Ignorantiam praetendere, c’est prétexterl’ignorance, c’est feindre au sens de tegere, qui fait textus au passé – nous retrouvons le Tartuffe de Molière.
Chaque fois que Talleyrand évoque, dans ses Mémoires, les erreurs de jugement de Louis XVI, de Calonne, de Necker ou des députés de la Constituante, il écrit "l’ignorance et la prétention",
comme s’il avait sans cesse Platon à l’esprit. L’illustre diplomate
savait-il que la philosophie grecque n’est pas née de l’analyse de
l’ignorance en tant que tare censée bien connue des humains, mais d’une
première radiographie anthropologique de la prétention langagière de
l’ignorant non seulement de s’exprimer au nom de la vérité la plus
simple et la plus évidente , mais de la faire parler si haut et si fort
qu’elle en devient, ut ita dicam, un personnage en chair et en os? Est-il besoin de rappeler que le Théétète, le Gorgias, le Protagoras, Hippias majeur et mineur,
mettent en scène des interlocuteurs de Socrate tellement sûrs de la
dégaine de leur raison naturelle que le philosophe les conduit comme en
se jouant à découvrir leur ignorance la mieux cachée: les embûches qu’il
tend à leur candeur sont cousues de fil blanc.
Certes, la dialectique de l’accoucheur grec est
habile à paraître cacher son jeu. Mais si vous mettez en pleine lumière
les contradictions secrètes sur lesquelles le faux se construit sa
vérité, ne sera-ce pas l’inconscient du discours faussement
assuré que vous démasquerez aux yeux de tout le monde? La maïeutique
n’est donc que le premier divan de Freud; et, depuis vingt-cinq siècles,
le philosophe se veut le psychanalyste de la connaissance semi animale
du monde et de soi-même dont notre politique étale le spectacle au grand
jour. Et voici que la méconnaissance de la nature même de l’inconscient
de l’histoire dont témoigne la classe politique du monde entier à
l’égard de la généalogie de l’esprit des peuples et des nations s’exerce
à une auto-illustration éloquente sur la scène internationale.
Car la simplicité de la vérité politique est
tellement spectaculaire que M. Védrine a cru devoir reprocher vivement à
M. Assange de l’avoir racontée aux enfants. Et pourtant, quoi de plus
simple que de leur expliquer les empires? Prenez l’histoire de onze ans
de guerre d’une quarantaine de nations contre les Talibans en
Afghanistan. Sachez, les petits, que les Etats puissants ne songent jour
et nuit qu’à étendre leur pouvoir et qu’ils n’utilisent jamais les
circonstances que l’ histoire dépose sur leur chemin comme les cailloux
du petit poucet qu’aux fins de consolider leur propre règne. Comment
exploiter un attentat sur trois tours de Manhattan dont l’une s’est
effondrée par le seul effet de sa "rivalité mimétique" avec l’auto
détermination évidente des deux autres à se changer instantanément en
poudre? Comment rendre profitable à un empire démocratique devenu
mondial de s’attaquer à un peuple pour tenter de rattraper un seul
malfaiteur par ses basques?
Apprenez, les enfants, que l’Afghanistan avait
interdit à Unocal le passage d’un pipe line à travers le pays. Si le
cerveau vaporisé du monde, celui sur lequel les zéphirs de la liberté
soufflent en rafale, si les cellules universalisantes de cet organe, si
les gènes de l’ubiquité de la vertu démocratique se précipitaient
massivement – et en provenance de tout le globe terrestre – sur une
nation souveraine, mais pétrolifère, l’autre cervelle de l’humanité y
trouvera le plus grand avantage, tellement elle travaillera dans l’ombre
et au ras du sol, mais à l’abri des regards de son grand séraphin de
frère.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Mais si toutes les
nations dispersées sur le globe terrestre se sont ruées les armes à la
main à la poursuite d’un délinquant, comment le nuage de poussière
soulevé cacherait-il durablement l’évidence que le coupable a trouvé
refuge dans quelqu’autre cachette de son choix et qu’il est vain de le
chercher dans le tas de foin qu’il a quitté depuis belle lurette? Et
puisque le cerveau stratosphérique – celui qui joue au ballon sur les
cinq continents – ne tardera pas à se désengluer, puis à perdre de sa
hauteur et à atterrir parmi les cadavres, comment éviter que les
supplétifs de l’empire s’impatientent et se fâchent, comment interdire
aux vassaux d’un grand songe d’ouvrir leurs yeux et leurs oreilles
d’enfants bernés par des anges? On voit combien il est aisé d’expliquer
aux enfants sagement assis sur les bancs de l’école publique que le
genre simiohumain se scinde entre ses glaives et ses ailes et que si
l’éducation nationale de la France ne se voulait pas complice de M.
Védrine, notre jeunesse en culottes courtes en remontrerait à la classe
dirigeante du monde entier au chapitre de la connaissance
anthropologique de l’encéphale des évadés partiels de la zoologie.
Mais il est un autre exemple encore de la dichotomie
cérébrale qui affecte les neurones schizoïdes des fuyards du règne
animal. Ne croyez pas un instant, les enfants, que cinq cent millions
d’Européens croient dur comme fer que la Russie masserait ses légions
aux frontières de l’Allemagne et de la Pologne, ne croyez pas une
seconde, les petits, que le peuple russe serait informé de la menace
qu’il est censé représenter pour notre continent. Mais comment se
fait-il que nos chancelleries feignent de croire qu’un adversaire plus
dérisoire encore, l’Iran, pulvériserait le monde s’il possédait l’arme
de l’apocalypse qui nourrit les démocraties encore empêtrées dans les
débris de leurs théologies de la foudre? Et pourtant, voyez comme Moscou
se défend sur le modèle biblique, voyez comme M. Poutine plaide non
coupable sur les saintes écritures de la liberté démocratique, voyez
comme la terre entière fait semblant d’arbitrer dans la stratosphère une
querelle sur la vérité et la justice?
Mais, par bonheur, votre instituteur vous initie aux
racines du vocabulaire de la France. Vous savez donc que le latin
associe le prétexte à l’art de la simulation, donc à l’hypocrisie
et que la langue de la nation vous demande comment le cerveau religieux
sert de masque sacré au Tartuffe simiohumain. Car enfin, peu importe à
un empire que la menace qu’il met en scène soit fantasmée, dès lors que
son expansion vaporeuse se donne nécessairement l’imagination
para-religieuse de ses vassaux pour champ d’exercice de ses simulations
théologiques? Vous apprendrez donc que les empires progressent sous le
ciel de la sainteté de leurs idéalités, vous apprendrez donc que la
vertu démocratique est l’arme onirique de la politique mondiale
d’aujourd’hui, vous apprendrez donc que tout souverain moderne règne à
la faveur de l’empire du Bien dont il se présente en organisateur
souverain, vous apprendrez donc, les enfants, que l’omnipotence dans le
cosmos que sur la terre est le pain bénit de la politique.
Et vous voilà un peu préparés à observer du haut des
nues les jeux d’enfants de Mme Merkel avec ses partenaires européens,
qui veulent faire payer à la dame les vertus ménagères qui lui sont
reprochées par des gaspilleurs invétérés – mais, ni l’Allemagne, ni ses
compagnons décérébrés ne plongent un regard d’aigle sur les
chamailleries des domestiques oublieux de leur rang de vaincus de
l’histoire.
Jamais encore une narration acéphale des évènements
d’un côté et, de l’autre, une histoire encore mal décodées des songes
qui dichotomisent l’encéphale de notre espèce ne s’étaient rencontrées
sur un modèle de schizoïdie cérébrale aussi parlant au sein d’une
civilisation. Les croisades s’étaient contentées de mettre en scène une
première mise à feu de la rivalité entre le délire sotériologique des
chrétiens et celui de l’islam. Puis, des carnages séraphiques avaient
illustré les premières déflagrations du sacré des modernes: la matière
enflammable du mythe de la liberté avait mis aux prises les saints
régiments d’un capitalisme rapace avec les légions innocentes d’une
utopie tueuse.
Rien de tel aujourd’hui: pour la première fois, trois
monothéismes vont croiser le fer de leurs rédemptions au-dessus de
notre tête, pour la première fois, cet immense entre-égorgement ne sera
évité que si, par je ne sais quel prodige, tous les peuples de la terre
se disaient subitement: "Que se passe-t-il sous l’os frontal de l’animal
dédoublé par ses songes?"
Mes enfants, la science politique qui vous attend
portera votre regard sur la honte de l’Europe asservie. Vous serez les
pourvoyeurs de la fierté retrouvée des nations du Vieux Monde. Vous
éclairerez de vos torches l’encéphale embrumé de vos congénères. Vous
dessillerez les yeux du monde à l’école de vos flambeaux. Bientôt les
phalanges de l’occupant installeront leur quartier général à Ramstein en
Allemagne, bientôt le bouclier des séraphins de la démocratie militaire
enserrera l’Europe dans l’enceinte de votre vassalité renforcée,
bientôt les cinq cents garnisons de votre maître quadrilleront l’ Europe
domestiquée. Je vous salue, allumeurs de la raison du monde : vous
serez les guerriers de la première civilisation de la vérité.
Le 1er juillet 2012