La France a testé des armes chimiques près de Paris
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A 40 kilomètres de la capitale, des ingénieurs de l'armement ont produit des agents toxiques. Pour la première fois, un des hommes clés de ce programme parle.
Sous couverts de travaux de protection (ici des gendarmes en tenue contre des attaques chimiques), les ingénieurs du centre du Bouchet produisaient des agents toxiques militarisés. (Jack Guez-)
Cet
ingénieur militaire a été tenu au secret-défense pendant des décennies.
Il parle ici pour la première fois. Ce qu'il sait n'est connu que d'une
poignée d'initiés. Durant près d'un demi-siècle, il a été au cœur d'un
chapitre noir de l'histoire de France : les essais d'armes chimiques
menés près de Paris, tout au long de la Ve République, jusqu'à une période très récente.
Désormais
à la retraite, Daniel Froment, 72 ans, a accepté de rencontrer
plusieurs fois "Le Nouvel Observateur" chez lui, en région parisienne.
Pendant des heures, ce chimiste longiligne, non dénué d'un certain
humour, a raconté la vie au centre d'études du Bouchet, un établissement
militaire secret situé dans l'Essonne, dans lequel il a travaillé de
1965 à 2006 et dont personne avant lui n'a jamais rien dit. Il décrit
d'un ton égal les essais qu'il a menés sur des animaux, y compris dans
les années 1990, et les effets terribles des différents produits qu'il a
fabriqués au fil des années, à l'abri des regards. Officiellement, il
travaillait à la protection des soldats. En réalité, il mettait au point
des agents toxiques militarisés. Le but jamais avoué : pouvoir doter la
France, en quelques mois, d'un vaste arsenal chimique.
Brisant des décennies de non-dits, il parle aussi des accords secrets qui ont lié la France aux États-Unis
dans le domaine de la recherche militaire chimique. Il dit ce qu'il
sait des fameuses armes de destruction massive qui ont "justifié"
l'invasion de l'Irak en 2003 et ce qu'il connaît de l'assaut meurtrier
au gaz toxique dans un théâtre à Moscou l'année précédente. Enfin, il
raconte ses diverses missions confidentielles à l'étranger, en
Yougoslavie comme en Libye.
Le Nouvel Observateur Pourquoi parlez-vous aujourd'hui, après un si long silence?
Daniel Froment. Le temps est venu de dire la vérité sur cette histoire. On va célébrer le 100e anniversaire
de la Grande Guerre, pendant laquelle tant d'hommes ont été gazés, au
moment même où l'Organisation pour l'Interdiction des Armes chimiques se
voit décerner le prix Nobel de la paix. La boucle est bouclée.
Vous acceptez de parler mais pas d'être photographié. Pourquoi?
Pour
des raisons de sécurité, je ne veux pas être reconnu dans la rue. Des
spécialistes comme moi, capables de décortiquer le processus de
production d'armes chimiques, il n'y en a plus dans notre pays. Je suis
le dernier. Le dernier à avoir participé à la fabrication d'un arsenal
chimique potentiel en France. Le dernier qui a connu la phase d'armement
offensif comme celle du désarmement.
Vous
êtes entré au centre d'études du Bouchet en 1965. Comment vous
êtes-vous retrouvé dans cet établissement militaire si fermé?
Par
hasard. Je suis sorti de l'école de chimie de Lyon en 1964 et tout de
suite j'ai eu une proposition d'embauche au centre d'études du Bouchet,
qui cherchait un ingénieur. Le Bouchet, à l'époque, je ne savais pas ce
que c'était. Ce qui m'a frappé, en arrivant, c'était son côté
ultraconfidentiel. Nous étions encore en pleine guerre froide. Tout
était évidemment secret-défense. On ne racontait pas à l'extérieur ce
que nous y faisions. Moi, je disais que je fabriquais des insecticides
pour les mammifères supérieurs ou des tue-mouches. J'aime bien
plaisanter. Comme les conditions de vie étaient très agréables, la
plupart des salariés logeaient sur place, avec leurs familles, pour ceux
qui en avaient. Il y avait un lotissement avec les maisons pour les
cadres, les maisons pour les ouvriers… On pouvait être appelé à
n'importe quelle heure en cas d'incident. Il m'est arrivé d'être
réveillé en pleine nuit. Malgré tout, je m'y suis beaucoup plu. Le
travail était très intéressant. Je peux même dire que j'y ai passé de
très belles années, quarante et une en tout jusqu'en 2006. Nous avions
une grande liberté, plus que n'importe où dans le privé. Nous pouvions
mener toutes les recherches que nous voulions.
Comment était organisé le centre?
Nous
étions installés à Vert-le-Petit, à une quarantaine de kilomètres au
sud de Paris, dans une ancienne poudrerie qui datait de Louis XIV. Le
centre du Bouchet, qui est protégé par de hauts murs et des barrières,
s'étend sur une quinzaine d'hectares, en pleine nature. C'est très
paysager. On y voit même des cerfs. Environ deux cents personnes y
travaillaient, et y travaillent toujours, dont une cinquantaine pour la
chimie, le reste pour la biologie et la protection. Le tout dépend de la
Direction générale de l'Armement.
Il y
a une vingtaine de bâtiments peu élevés, isolés les uns des autres.
Lorsqu'on fait des toxiques ou qu'on les manipule, il ne faut pas
travailler dans des immeubles de beaucoup d'étages, sinon on maîtrise
mal les flux d'air. Dans les locaux du département chimie – que j'ai
dirigé dans les années 1990 –, nous avions des réacteurs avec lesquels
nous pouvions produire quelques kilos d'agents toxiques par jour.
C'était un travail très dangereux. Nous travaillions toute la journée
avec des combinaisons de protection intégrale avec lesquelles nous nous
douchions après le travail. Avant et après chaque fabrication, on nous
piquait le doigt pour recueillir un peu de sang. Il s'agissait de
mesurer le taux de certains enzymes et de s'assurer ainsi que nous
n'étions pas contaminés. Nous n'avons jamais eu besoin d'hospitaliser
quelqu'un. Nous nous sommes néanmoins rendu compte qu'il ne fallait pas
que la production dure trop longtemps, sinon la vigilance baissait, et
les risques d'incident augmentaient.
Le centre d’études du BOUCHET (CEB) de VERT-LE-PETIT
Le Centre d’Etudes du BOUCHET, créé en 1922, est un établissement appartenant à la délégation générale pour l’armement (DGA) situé à VERT LE PETIT. Il a pour vocation d’être l’expert, au sein de la défense française, dans le domaine de la maîtrise du risque que représente, pour les armées, l’éventuel emploi d’agents nucléaires, radiologiques, biologiques ou chimiques. Le CEB dispose également d’un terrain d’entraînement colocalisé avec une école de l’armée de l’air sur la base aérienne 120 de CAZAUX.
Contact :
Centre d’Etudes du Bouchet
B.P. 3
91710 VERT LE PETIT
Lien sur le site internet
Pratiquiez-vous des tests sur des animaux?
Oui.
Pendant des années, mon travail a consisté notamment à prévoir la
toxicité des produits. Nous mesurions ce que nous appelions la DL50, la
"dose létale 50", en clair la quantité à partir de laquelle un agent tue
la moitié (50%) d'une population donnée au bout de vingt-quatre heures.
Pour cela, nous avions une animalerie, avec des rats surtout. Quand
nous obtenions des produits intéressants, nous les testions aussi sur
des chiens ou des cochons. Mais c'était plus difficile, émotionnellement
parlant, que sur des rats… Et puis c'était plus cher. On se servait
aussi de chimpanzés, mais très rarement. On a travaillé uniquement sur
des animaux jusqu'au milieu des années 1980. Ensuite, on a utilisé aussi
des ordinateurs. Grâce à l'informatique, on prévoit l'impact de
molécules modélisées sur les cibles. Si ces molécules virtuelles
marchaient bien sur écran, nous les synthétisions.
Les tests sur les animaux ne vous posaient pas de problème de conscience?
Non,
il ne faut pas mélanger morale et politique. Cela dit, au milieu des
années 1990, le centre du Bouchet s'est doté d'un comité d'éthique pour
tout ce qui concernait l'expérimentation animale. C'est lui qui
décidait, et décide encore, de l'opportunité d'effectuer certains
essais. Si bien que, lorsque je suis parti en 2006, on n'en faisait
presque plus.
Avez-vous jamais fait des tests sur des hommes?
Non, jamais.
Comment connaissiez-vous l'impact de vos produits sur les humains?
En
extrapolant les résultats des tests sur les animaux et par la
littérature étrangère spécialisée. Celle-ci relatait notamment les
accidents qui s'étaient produits dans le centre d'Edgewood, dans le
Maryland, l'équivalent du Bouchet aux Etats-Unis, et les conséquences de
la fuite de certains toxiques sur l'homme. Et puis les médecins du
Bouchet étaient en relation régulière avec leurs homologues américains
ou britanniques.
Quelle était votre spécialité?
Les
"organophosphorés", les "OP", comme nous disions entre nous. C'est le
nec plus ultra de l'armement chimique découvert à la fin de la Seconde
Guerre mondiale, mais jamais utilisé lors de ce conflit. Le plus célèbre
de ces neurotoxiques est le sarin utilisé récemment en Syrie. Le
Bouchet a commencé à travailler sur ce type de produit en 1948. On s'est
vite rendu compte qu'ils étaient cent fois plus "intéressants",
efficaces si vous voulez, que ceux utilisés pendant la Première Guerre
mondiale, le chlore, le phosgène ou l'ypérite, qui tuaient seulement
après plusieurs jours. Les "OP" sont beaucoup plus rapides.
Quel effet produit le sarin sur l'homme?
Il
perturbe le fonctionnement du système nerveux. Au début, la pupille se
contracte (c'est ce que l'on appelle le myosis), on a l'impression qu'il
fait soudainement nuit, puis on salive fortement, les bras et les
jambes sont pris de convulsions, et enfin la cage thoracique fonctionne
de manière très erratique. On meurt en quelques minutes. Il y a bien un
antidote, mais il doit être injecté très rapidement. L'avantage tactique
du sarin est qu'il est très volatil: en trois ou quatre heures, il a
disparu de l'atmosphère, et l'attaquant peut donc venir occuper le
terrain. C'est pour cela qu'il a été utilisé en Syrie.
Quelles sont les caractéristiques des autres "OP"?
Alors
qu'il suffit d'un simple masque à gaz pour se protéger du sarin, il
faut une combinaison contre le gaz VX. Cet "OP" est une huile qui
pénètre dans la peau en deux, trois minutes. Persistant, il rend un
terrain inutilisable pendant plusieurs semaines, parfois davantage s'il
n'y a pas de pluie. On pourrait l'utiliser pour bloquer durablement un
aéroport ou un port. Le pire, c'est le soman. Il suffit de 6
milligrammes pour tuer un homme, et il n'y a pas d'antidote. Mais il est
cher et très difficile à obtenir puisque son produit de base, l'alcool
pinacolique, n'a pas d'usage civil. Il faut donc construire une
installation spéciale pour sa fabrication. A ma connaissance, seuls les
Soviétiques l'ont militarisé. L'"OP" le plus facile à fabriquer est le
tabun, parce que ses matières premières sont accessibles dans le
commerce. Il fonctionne comme le sarin mais il est moins efficace.
Vous
nous avez dit qu'au Bouchet vous ne produisiez que quelques kilos
d'"OP" par jour. Mais dans un livre publié en 2006, "War of Nerves",
l'un des meilleurs spécialistes américains des armes chimiques, Jonathan
Tucker, assure que, dans les années 1960, la France a produit plusieurs
dizaines de tonnes de sarin et 400 kilos de VX dans l'usine de
Braqueville, près de Toulouse.
Ce
n'est pas tout à fait juste. Pour le sarin, il ne s'agissait que d'une
centaine de kilos. C'est le tabun dont on a fabriqué une dizaine de
tonnes.
Que sont devenus ces stocks?
La
plupart ont été utilisés dans des tests. D'abord dans le centre
d'essais de B2-Namous en Algérie, puis dans le camp militaire de
Mourmelon.
Dont nous reparlerons un peu plus tard. Le reste des stocks a-t-il été détruit?
Oui, dans l'usine de Braqueville.
Quand?
Je ne souhaite pas vous le dire.
Avez-vous travaillé sur d'autres types d'agents chimiques que les "OP"?
Oui,
dès le milieu des années 1960, nous avons étudié et testé de nouveaux
concepts : les incapacitants et les binaires. Les premiers sont des
produits qui neutralisent sans tuer. L'idée, l'utopie, en quelque sorte,
était de rendre la guerre chimique plus humaine. Cette période
correspond aussi au développement de la psychiatrie et des psychotropes.
Le seul qui a été militarisé est le BZ, une poudre dont les Américains
ont produit plusieurs tonnes, avant de les détruire. Avec cet
incapacitant très puissant, vous êtes incapable de bouger, vous ne
répondez plus aux ordres, vous vacillez et vomissez. Vous dites
n'importe quoi. Vous ne savez plus où vous êtes et vous avez des
hallucinations. En très mauvais état, vous mettez plusieurs semaines
pour récupérer. Ces produits, qui ont suscité beaucoup d'intérêt,
pourraient être très utiles en France contre des individus dangereux,
les forcenés par exemple, lors de prises d'otages ou de certaines
manifs. Mais, comme notre société est très procédurière, nous ne sommes
jamais allés jusqu'à la phase de production.
Avez-vous étudié le LSD aussi?
Certains
pays l'ont fait mais pas nous. Nous avons exploré d'autres familles
d'incapacitants, mais je ne vous dirai pas lesquels. L'ironie de
l'histoire, c'est que, pendant que les consommateurs de drogue des
années 1960 nous méprisaient, nous, les "militaires", ils utilisaient
pour planer les produits sur lesquels nous travaillions dans nos labos.
Et ne parlons pas de ces universitaires civils qui affichaient leur
dédain pour nous et, dans le même temps, venaient, en cachette, mendier
des contrats au Bouchet…
A la même époque, vous avez travaillé aussi sur les armes chimiques binaires. De quoi s'agit-il?
Vous
prenez deux agents peu nocifs qui, mélangés, produisent un toxique.
Vous les mettez dans deux boîtes séparées, à l'intérieur d'un obus. Lors
de la mise à feu, les boîtes sont écrasées par l'accélération,
s'ouvrent, et les deux agents se mélangent sous l'effet de la rotation.
La synthèse se fait alors en quelques secondes. Ces armes sont donc peu
dangereuses au "repos". D'où leur succès dans les années 1980, quand
tout le monde s'est intéressé à ce concept. Seuls les Américains ont
déclaré posséder un arsenal de ce type.
Et
la France? A la fin des années 1980, l'institut Sipri, un organisme
d'ordinaire bien informé, a affirmé – et cela avait provoqué une
polémique – que la France disposait du troisième stock d'armes
chimiques, après l'URSS et les Etats-Unis, avec notamment des armes
binaires.
C'était
faux. La politique de notre pays a toujours été d'effectuer une veille
scientifique. On connaissait tout, mais on ne produisait pas en masse.
Il fallait se tenir au courant de toutes les possibilités si les
autorités décidaient un jour de créer un arsenal chimique.
C'est
justement ce qu'elles ont décidé au milieu des années 1980. La loi de
programmation 1987-1991 ne prévoyait-elle pas la production de plusieurs
centaines de tonnes d'agents binaires, dans le cadre d'un programme
secret au nom de code "Acacia" ?
Ah
vous savez?... C'est vrai, "Acacia" était le programme secret
d'armement chimique binaire lancé en 1986 par le président Mitterrand et
arrêté par lui, trois ans plus tard, avant le passage à la fabrication
massive. L'idée était d'être en mesure, après une phase d'étude, de
créer un véritable arsenal chimique en moins de deux ans. Pour "Acacia",
j'étais chargé de l'approvisionnement en produits chimiques. Le but
était d'être autonome: avoir un accès rapide aux précurseurs,
c'est-à-dire aux produits entrant dans la composition des agents
toxiques, et s'affranchir de toute dépendance extérieure. L'industrie
chimique française était suffisamment performante pour cela. Je devais
m'assurer discrètement auprès des compagnies que nous pourrions obtenir
ces précurseurs en quantité suffisante, voir quelle usine civile pouvait
les fabriquer et à quel endroit, décider si, dans certains cas, il
fallait leur demander de construire des réacteurs spécifiques. Nous
avons passé des contrats avec des sociétés afin qu'elles étudient la
faisabilité. Mais, comme finalement Mitterrand a tout arrêté, rien n'a
été construit.
Sur
le binaire, le Bouchet a entretenu des rapports très proches et très
secrets avec les Américains. Jonathan Tucker assure qu'en 1975 des
spécialistes d'Edgewood ont fait un exposé aux Français sur l'état
d'avancement des armes binaires. Etiez-vous de ceux-là?
Non, pas en 1975…
Tucker
assure aussi qu'au milieu des années 1980, Bill Dee, le patron du
chimique au Pentagone, s'est arrangé avec le Bouchet pour réaliser
quelques tests d'armes binaires dans le camp militaire de Mourmelon,
près de Châlons-en-Champagne, et qu'en échange il a fourni aux
spécialistes français quelques tuyaux sur cette arme. Vous y étiez, cette fois?
Ce
n'est pas impossible… La législation des Etats-Unis était devenue de
plus en plus exigeante sur les questions de pollution. Bill Dee – un
grand bonhomme! – n'avait plus le droit de réaliser des essais sur le
sol américain. Donc les autorités françaises lui ont permis d'en faire
quelques-uns à Mourmelon, mais seulement de produits volatils qui se
dispersent en quelques heures.
Tout
s'est arrêté à la fin des années 1980, quand les grandes puissances ont
décidé que l'heure du désarmement chimique avait sonné.
Oui,
des discussions à ce sujet duraient depuis plus de vingt ans. Mais les
pourparlers se sont accélérés en 1989, quand la guerre froide s'est
achevée, et après le gazage des Kurdes de Halabja, en Irak, qui a
bouleversé l'opinion publique internationale. Chacun a ouvert ses
registres. Depuis les années 1970, les Soviétiques affirmaient qu'ils
n'avaient jamais produit d'armes chimiques, et tout d'un coup ils ont
annoncé plus de 40000 tonnes (dont 4800 de soman, le gaz sans
antidote!), et les Américains, 32000. Tous étaient très contents de se
débarrasser des armes chimiques parce qu'elles étaient finalement
devenues un système ingérable dont on redoutait sans cesse des fuites.
Et puis, les militaires étant de mieux en mieux protégés et de plus en
plus mobiles, l'intérêt militaire des agents toxiques a beaucoup faibli.
Des négociations internationales visant à la destruction et à
l'interdiction des armes chimiques ont donc commencé à Genève en 1989.
Pendant les pourparlers, j'étais conseiller scientifique de la
délégation française.
A quoi ont abouti ces négociations?
En
1993, les grandes puissances ont signé une convention et accepté de se
séparer de tout leur stock. Les Américains ont à ce jour détruit 80% de
leur arsenal chimique. Les Russes, eux, vont beaucoup moins vite. Comme
cela coûte dix fois plus cher de détruire des armes chimiques que de les
produire, Moscou a fait appel à la générosité internationale pour
construire une usine de démantèlement dans l'Oural. Quand j'ai quitté le
Bouchet en 2006, elle n'avait pas encore vu le jour.
En octobre 2002, lors de la prise d'otages
au Théâtre de la Doubrovka, à Moscou, les forces russes ont utilisé un
produit toxique inconnu qui a tué une centaine de personnes. En
avaient-elles le droit?
La
réponse n'est pas simple. Le produit en question, un puissant
antalgique en poudre – qui n'était pas, comme on l'a dit, du BZ –, ne
figure pas sur la liste des produits prohibés par la convention de 1993.
Il aurait suffi que les policiers fournissent aux secouristes
l'antidote, qui existe, pour que tout se termine bien. Cela dit, d'après
la même convention, il est interdit de mettre un produit chimique dans
une munition. On aurait donc pu demander des comptes à Moscou. Mais
aucune chancellerie n'a voulu chercher chicane au Kremlin.
Les
discussions ont aussi abouti à la création, en 1997, de l'Organisation
pour l'Interdiction des Armes chimiques, l'OIAC, qui vient d'obtenir le
prix Nobel de la paix et qui travaille depuis quelques semaines en
Syrie.
Oui, j'ai
enseigné la chimie des toxiques aux premières équipes de l'OIAC. Elles
ont été invitées au Bouchet. C'est à ce moment-là que le centre est un
peu sorti de l'ombre. On leur a fait visiter nos laboratoires et on les a
initiées au processus de fabrication et de démantèlement des armes
chimiques.
Après, vous avez vous-même fait de multiples inspections?
Oui,
je suis allé en Yougoslavie pendant la guerre civile. A Sarajevo, il y
avait eu un terrain d'initiation aux armes chimiques, et à Mostar, un
site de fabrication de toxiques. Je devais vérifier que nos soldats qui
étaient là-bas ne couraient aucun risque. C'était le cas puisque tout
était démantelé. A partir de 1996, je me suis rendu très souvent en
Irak. J'étais le conseiller chimique de l'Unscom, l'organisme
international chargé de démanteler les armes de destruction massive du
pays. On m'a demandé d'être expert pour analyser la documentation remise
par les Irakiens. J'ai aussi visité le complexe d'Al-Muthanna, une
immense usine, de 5 kilomètres sur 5, très protégée, en plein désert.
J'ai discuté des heures avec le responsable du programme, Amir al-Saadi,
un type aussi fort en balistique qu'en chimie ou en biologie.
Qu'avez-vous découvert à Bagdad?
Pendant
sa guerre avec l'Iran, l'Irak a pu se fournir sans problème auprès des
pays occidentaux pour son armement chimique. Après ce conflit, les
Irakiens, qui avaient constaté les avantages des agents toxiques dans
une guerre de tranchées, ont voulu en produire d'autres plus
sophistiqués, du VX notamment. Mais, à partir du début des années 1990,
les grandes puissances ont fermé le robinet et instauré un groupe
informel, appelé Groupe Australie (parce qu'il se réunit à l'ambassade
d'Australie à Paris), pour contrôler les exportations de produits
suspects. Du coup, l'Irak a échoué à créer un arsenal moderne. Si bien
qu'en 2003 les Américains n'ont pas trouvé d'armes de ce type en Irak.
Cela ne vous a pas du tout surpris, n'est-ce pas?
Non.
En 2003, je conseillais Hans Blix, le patron des inspecteurs de l'ONU
en Irak. Je lui avais dit que je ne croyais pas que les Irakiens avaient
un stock chimique militairement opérationnel, notamment parce qu'ils ne
savaient pas faire des produits purs. Je l'ai fait savoir aussi de
manière informelle aux autorités françaises. Mais les Américains étaient
déterminés à attaquer…
Votre dernière mission s'est déroulée en Libye, n'est-ce pas?
Oui,
en 2006, c'est là que j'ai fini ma carrière. Après que Kadhafi a fait
son "coming out" chimique, je suis allé quatre fois à Tripoli pour une
mission exploratoire. Avec le groupe Veolia, nous avons mis en avant
notre technologie de démantèlement. Notre conclusion était qu'il était
trop dangereux de traiter sur place les bunkers pleins d'ypérite,
l'autre nom du gaz moutarde. Nous avons proposé de congeler les
produits, de les transporter dans des camions frigorifiques jusqu'à
Tripoli, puis de les détruire par incinération. Notre projet n'a pas été
retenu. Depuis j'ai lu dans la presse deux informations
contradictoires: selon l'une, les armes ont été détruites. Mais où et
comment? Selon la seconde, les Américains ont seulement soudé les portes
des bunkers. J'ai le sentiment que cette dernière version est la bonne…
En
Syrie, l'accord russo-américain signé en septembre prévoit la
destruction de toutes les armes chimiques d'ici à la mi-2014. Pour ce
faire, il semble que le Pentagone ait l'intention d'envoyer sur place un
système mobile d'hydrolyse. Pensez-vous que cela permettra de tenir les
délais?
J'en doute
fort. L'hydrolyse ne s'applique que pour les produits en vrac, dans des
fûts. Mais cela laisse entière la question des munitions chargées, qui
ne peuvent être détruites totalement que par un incinérateur. Or il faut
au moins deux ans pour en fabriquer un. A moins qu'on ne décide de les
détruire "à la sauvage", comme en Irak au début des années 1990…
L'an prochain, la France va célébrer le 100 e anniversaire
de la guerre de 1914-1918 alors que des tonnes d'armes chimiques issues
de ce conflit se trouvent encore sur le sol français. Comment cela
s'explique-t-il?
La
France stocke environ 260 tonnes de munitions chimiques datant de la
Première Guerre mondiale. Tous les ans, on en découvre d'autres. Pendant
la construction du TGV Paris-Lille, on en a parfois mis au jour 5
tonnes au kilomètre ! Jusqu'au milieu des années 1990, on s'en
débarrassait en les faisant exploser en baie de Somme. A mon sens, ce
n'était pas polluant puisque les produits utilisés sont déjà présents
dans l'eau, y compris l'arsenic. Mais les écologistes ont eu gain de
cause. Et, en 1997, le gouvernement a décidé de stocker désormais les
munitions non explosées en attendant la mise en service d'une usine de
démantèlement. J'ai été sollicité comme expert pour recenser les
différentes techniques de démantèlement. J'ai inventé le nom du projet:
Secoia (Site d'élimination des chargements d'objets identifiés anciens),
un acronyme un peu bizarre qui se voulait un clin d'œil au projet
secret d'armement dont nous avons parlé tout à l'heure, "Acacia", un
autre arbre… Les autorités ont choisi la chambre d'explosion, une
technique efficace mais chère. C'est sans doute la raison pour laquelle
les travaux de l'usine, qui devrait être érigée dans le camp militaire
de Mailly, dans l'Aube, n'ont toujours pas commencé.
Recueilli par Marie-France Etchegoin et Vincent Jauvert
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