Le numérique nous fait-il perdre la mémoire ?
Nous confions de plus en plus le soin à des appareils d’enregistrer
les informations à notre place. Le fait de se reposer sur les
technologies numériques pourrait permettre à notre cerveau de se
consacrer à d’autres tâches. Mais cela ne risque-t-il pas, à terme,
d’affaiblir notre mémoire ? Enquête auprès de spécialistes du sujet.
Examen neuropsychologique de la mémoire. Plateforme Cyceron à Caen
Le Web, super-mémoire du monde
Surtout, ordinateurs, smartphones et tablettes permettent d’accéder en un clin d’œil à la super-mémoire du monde qu’est devenu le Web et d’y treuiller à tout moment des savoirs « copiables et collables » qu’il n’est plus indispensable d’apprendre par cœur. Depuis la fin du XXe siècle, le processus d’extériorisation de la mémoire humaine, jadis lent et progressif, s’est donc brusquement accéléré et massifié. Jamais notre mémoire ne s’est trouvée à ce point hors de nos têtes. Un disque dur externe de quatre téraoctets coûtant moins de 200 euros, « tout un chacun ou presque peut désormais tenir entre ses mains un équivalent numérique de la Bibliothèque nationale de France (BNF), laquelle contient environ 14 millions d’ouvrages, indique Jean-Gabriel Ganascia, professeur d’informatique à l’UPMC et chercheur au LIP61. Le volume total du Web, qui vient de franchir la barre du milliard de sites, a quant à lui été évalué en 2012 à 2,8 milliards de téraoctets, soit à peu près 200 millions de BNF. Et les choses ne feront qu’augmenter. Dès 2015, la Toile représentera un demi-milliard de BNF ! Notre époque est la première à disposer de si gigantesques capacités de stockage et de traitement des données », à tel point que la mémoire, au cœur de l’activité d’entreprises comme Microsoft, Apple, Google ou Facebook, est devenue l’un des principaux enjeux industriels du XXIe siècle.
Jamais notre mémoire ne s’est trouvée à ce point hors de nos têtes.
Mais les appendices technologiques qui nous épargnent de fastidieux
efforts d’archivage nous permettent-ils de nous adonner à des tâches
plus valorisantes et d’avoir « la tête bien faite plutôt que bien pleine »,
comme le souhaitait Montaigne ? À l’inverse, ces artefacts, en privant
la mémoire interne d’informations à synthétiser, ne risquent-ils pas de
l’affaiblir et, à terme, de porter atteinte à notre façon de penser et à
notre libre arbitre ? Pour Francis Eustache, impossible de répondre par
oui ou par non à ces questions majeures de société, faute de recul.
Quelles conséquences pour notre cerveau ?
Mais, de toute évidence, les mémoires externes de plus en plus puissantes et intrusives qui nous environnent ne sont pas complètement neutres. « On peut se réjouir de voir la machine libérer notre cortex de certains exercices de gavage, commente notre expert. Mais on peut aussi imaginer que, dans un système où notre cerveau déléguerait une majorité d’informations à des dispositifs techniques, le juste équilibre à maintenir entre mémoire interne et mémoire externe se trouverait rompu. Cela porterait très certainement atteinte à notre réserve cognitive, c’est-à-dire au capital de savoir et de savoir-faire que chacun d’entre nous doit se construire, tout au long de sa vie, pour mieux résister aux effets négatifs de l’âge et retarder l’expression de maladies neurodégénératives comme celle d’Alzheimer. » Pousser à l’extrême la numérisation de nos mémoires ne semble donc pas le meilleur moyen de ralentir l’érosion des neurones.Non moins important : vivre dans un monde toujours plus rempli d’informations de surface, comme celles que l’on trouve en surfant sur Internet, « stimule une mémoire du passé immédiat ou, dans le meilleur des cas, une mémoire de travail surdimensionnée capable de traiter simultanément de multiples informations (textes, images, sons…), commente Francis Eustache. Ce type de mémoire à court terme s’exerce au détriment d’une réflexion sur notre passé et notre futur, sur notre relation aux autres, sur le sens de la vie… Or les travaux en neurosciences cognitives montrent que l’un de nos réseaux cérébraux (le réseau par défaut), indispensable à notre équilibre psychique, s’active lorsque nous nous tournons vers nos pensées internes, que nous nous abandonnons à la rêverie, à l’introspection, ce que ne favorise pas le recours intensif à des béquilles mnésiques. Enfin, mémoriser des chansons, des poèmes, etc., nourrit le partage et la solidarité, renforce le lien social, améliore la qualité du vivre ensemble. »
Toute technique
est à la fois
remède et poison,
émancipation
et aliénation.
est à la fois
remède et poison,
émancipation
et aliénation.
Réfléchir aux conséquences de l’externalisation de la mémoire humaine ne date pas d’hier. Au Ve siècle avant notre ère déjà, Socrate, le père de la philosophie, traitait du sujet dans le Phèdre, un dialogue écrit par Platon. « Dans
ce texte fameux, Socrate évoque un mythe égyptien, celui du dieu Theut
qui aurait inventé l’écriture, laquelle serait à l’origine de la
puissance des Égyptiens, explique Bernard Stiegler. Lorsque
Theuth présente son invention au roi Thamous, celui-ci lui répond que
cette mémoire artificielle va affaiblir la mémoire véritable, celle par
laquelle l’homme pense par lui-même et invente, et qu’elle va produire
une illusion de savoir, l’apparence de la sagesse. En fait, Socrate ne
dit pas qu’il ne faut pas fréquenter les livres, bien au contraire, mais
que les livres peuvent être toxiques si l’on n’en a pas une pratique
raisonnée. »
Pas de pensée sans mémoire biologique
Vingt-cinq siècles plus tard, la leçon, appliquée au numérique, vaut toujours, estime Bernard Stiegler. Toute technique, depuis que l’homme a commencé à devenir homme en taillant des silex, « est en effet ambivalente comme un pharmakon (un médicament, en grec). Toute technique est à la fois remède et poison, émancipation et aliénation ». Ainsi, les mémoires artificielles offertes par les actuelles technologies de l’information remédient aux failles de notre mémoire biologique, mais nous font entre autres désapprendre l’orthographe avec les systèmes d’auto-complétion.
Thot, dieu de la lune, du calendrier et de la chronologie.
Relief Deir el-Medinah (Thèbes-ouest, Egypte) ; période ptolémaique,
3e-2e siècle av. J.C.
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